« Ceci est une précaution. Il y a une tendance profonde à croire que les gens sont solides, qu’ils peuvent encaisser, qu’une parole de trop ou un geste maladroit ne les marquera pas vraiment. Mais je crois que c’est une grande illusion.
Chacun d’entre nous marche avec des fissures invisibles, des endroits sensibles qu’on ne montre pas, des blessures anciennes qui attendent juste le mauvais moment pour se rouvrir dans toute leur douleur.
J’ai observé récemment comment une remarque qu’on pensait anodine peut traverser quelqu’un, le traverser complètement, créer des dégâts souterrains qu’on ne voit que des mois plus tard, sous forme de silence ou de retrait.
« T’as pas un peu pris de poids ? », « Tu n’es pas drôle aujourd’hui ! », « Pourquoi tu ne fais pas comme les autres ? »,
« Tu devrais être plus cool ».
Voilà comment ça fonctionne. On pense que ce n’est rien. Mais pour celui qui reçoit, c’est la goutte d’eau qui remplit son verre de doutes et d’auto-critiques. Et puis il y a ce phénomène fascinant et triste : on traite souvent plus précautionneusement les étrangers que nos proches. On fait attention, on mesure nos paroles, on sourit poliment.
Mais chez nous, avec ceux qu’on aime, on se permet de relâcher cette vigilance. Comme si la proximité nous donnait le droit de blesser. Comme si l’amour était une licence pour la négligence.
Et c’est là le paradoxe vivant : ceux qui nous aiment le plus sont souvent ceux qu’on traite le moins précautionneusement. Traiter quelqu’un avec précaution, ce n’est pas de la faiblesse. Ce n’est pas de la lâcheté. Ce n’est pas de l’hypocrisie. C’est reconnaître l’autre dans sa totalité, dans sa fragilité, dans son humanité. C’est dire silencieusement : je sais que tu as des endroits douloureux, je respecte ça, et je ferai attention.
Traiter les gens avec précaution c’est une forme de générosité rare, une forme d’amour même.
C’est choisir de ne pas être la cause supplémentaire de la souffrance de l’autre.
Le respect est le commencement de l’amour. Je nous souhaite de traiter chacun comme s’il traversait une tempête invisible. »
Marie Robert Philosophe, Autrice, Conférencière